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Numéro
20

Rencontre avec Farida Khelfa : "Je voulais dire l’immigration, la violence de la colonisation"

CULTURE

Première icône de mode arabe, muse d’Azzedine Alaïa, de Jean Paul Gaultier et de Jean-Paul Goude, Farida Khelfa, née dans une famille d’immigrés algériens, a grandi dans la cité des Minguettes, près de Lyon. Dans son livre Une enfance française, elle raconte l’indicible : la violence de sa famille, celle de l’exil, et son désir de liberté qui lui a permis de vaincre cette enfance douloureuse.

Farida Khelfa © Pascal Ito.

L'interview de Farida Khelfa, mannequin et autrice du livre Une enfance française  

 

De Farida Khelfa, le monde de la mode connaît sur le bout des doigts les images éternelles signées de Jean-Paul Goude, ainsi que son aura sur les podiums d’Azzedine Alaïa et de Jean Paul Gaultier. Élégance naturelle, panache, moue dédaigneuse, charisme dévastateur... la beauté renversante du premier top model arabe venu de ce qu’on n’appelle pas encore alors la “cité”, mais la ZUP (zone à urbaniser en priorité), est inoubliable. Dans la France des années 80 et 90, la singularité de son origine sonne comme un slogan vantant le modèle national d’intégration. Devenue par la suite directrice de maisons de couture puis réalisatrice de documentaires, Farida Khelfa, parfait exemple de réussite, prend aujourd’hui la parole pour dire l’envers du rêve, la réalité du vécu, la dissonance et la déchirure que recouvrent ces termes occupant actuellement le centre de tous les discours, de tous les débats : colonisation, immigration.

 

Livre autobiographique, Une enfance française est un récit personnel et cru qu’elle entame au lendemain de la mort de sa mère, après la découverte des rites funéraires musulmans. L’autrice, au gré des souvenirs qui la submergent, entremêle les strates temporelles de sa vie pour aborder, sans fard ni hiérarchie, ses ressentis les plus intimes. “Ce livre n’est pas une success- story, je voulais raconter le quotidien de la ZUP et dire l’immigration, la violence de la colonisation, la dureté de la vie des gens déracinés qui arrivent dans un pays dont ils ne parlent ni ne lisent la langue. Les déracinés sont très fragiles, plus que les autres.

 

"Je voulais raconter le quotidien de la ZUP et dire l’immigration, la violence de la colonisation, la dureté de la vie des gens déracinés qui arrivent dans un pays dont ils ne parlent ni ne lisent la langue." Farida Khelfa

 

Un père violent, une mère absorbée par ses problèmes de santé, une fratrie soudée par les maltraitances... Le récit de Farida Khelfa, qui incorpore aussi le vécu des voisins (des harkis ostracisés, des femmes dont la trop grande liberté sera punie par le sang...), est édifiant, horrifiant. En épigraphe du livre, une citation de Frantz Fanon offre une clé de lecture, qui a permis à l’autrice elle-même de comprendre la violence dans laquelle elle a été plongée. Tandis qu’il exerçait sa profession de psychiatre à Blida, en Algérie, Fanon s’est engagé pour la libération de l’Algérie aux côtés du FLN, et a livré, dans son essai Peau noire, masques blancs publié en 1952, une analyse unique et précieuse de la déshumanisation que constitue la colonisation. “Lire Fanon m’a permis d’être moins dans le jugement envers mes parents, de comprendre ce qu’ils avaient traversé. Être colonisé déstructure totalement un être humain, le colonisé n’est plus un homme.

 

Cette citation de Fanon dit aussi la liberté de se créer contre et malgré la déshumanisation, ce qu’a fait Farida Khelfa en surmontant son enfance traumatisante. À l’heure où règnent dans la société française les pires raccourcis et amalgames, à l’heure où les immigrés sont désignés comme la cause de tous les maux, sa parole est plus que salutaire, elle est nécessaire. “Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous”, écrivait Victor Hugo dans Les Contemplations. Ce “vous”, aujourd’hui, renvoie directement aux malaises, aux fractures, aux dénis et à la violence de la société française actuelle.