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21 Simone Leigh, lion d'or de la Biennale de Venise, donne le pouvoir aux femmes noires

Simone Leigh, lion d'or de la Biennale de Venise, donne le pouvoir aux femmes noires

Numéro art

Dès ce samedi 23 avril, la Biennale d'art de Venise donne le coup d'envoi de sa 59e édition, reportée d'un an en raison de la pandémie. Outre l'exposition principale “The Milk of Dreams” déployée à l'Arsenale et au pavillon central des Giardini, les expositions présentées dans les pavillons nationaux sont, comme de coutume, parmi des événements les plus attendus. Focus sur l'artiste Simone Leigh, qui investit le pavillon des États-Unis avec un projet sculptural et monumental mettant à l'honneur les travailleuses afro-américaines.

  • Simone Leigh, 2021. Artworks

    Simone Leigh, 2021. Artworks Simone Leigh, 2021. Artworks
  • Simone Leigh, 2021. Artworks

    Simone Leigh, 2021. Artworks Simone Leigh, 2021. Artworks


© Simone Leigh. Courtesy the artist and Matthew Marks Gallery. Photo credit: Shaniqwa Jarvis

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La décision est hautement symbolique. Le 18 octobre 2021, la ville de New York approuvait le retrait de la statue à l’effigie du troisième président des États-Unis, Thomas Jefferson, installée dans la mairie depuis plus d’un siècle. Dénoncée pour sa célébration de l’esclavage, la sculpture n’est pas la seule à avoir quitté son socle ces deux dernières années : de celle du général confédéré Robert E. Lee à Richmond, à celle du dix-huitième président américain Ulysses Grant à San Francisco, plusieurs monuments publics américains ont été déboulonnés par des manifestants qui, suite à l’assassinat raciste de George Floyd, protestaient contre les discriminations séculaires envers les personnes de couleur. Pendant que ces débats font rage aux États-Unis et dans le monde, une gardienne de bronze de près de cinq mètres de hauteur domine la Dixième Avenue de Manhattan. Tête colossale coiffée d’une afro et encadrée par deux longues tresses, visage digne dépourvu de regard, monté sur un corps bombé aux airs de robe à crinoline... cette sculpture, installée en juin 2019 entre les gratte-ciel new-yorkais, et antérieure aux manifestations antiracistes de 2020, sonne depuis comme une réponse à ce contexte houleux et aux nombreuses statues d’hommes blancs qui monopolisent l’espace urbain. Son auteure ? L’artiste Simone Leigh, dont l’œuvre suit depuis plus de vingt-cinq ans un même objectif : célébrer l’histoire, le rôle et la subjectivité des femmes noires en confrontant le spectateur à leur représentation et à leur autorité. Un engagement qui, cette année, accompagne l’Afro-Américaine de 55 ans jusqu’à la Biennale de Venise, où elle représente son pays avec un projet ancré dans ses recherches.

Simone Leigh, Brick House, 2019. Bronze. 497.8 x 289.6 cm © Simone Leigh, Courtesy Matthew Marks Gallery
 Simone Leigh, Brick House, 2019. Bronze. 497.8 x 289.6 cm © Simone Leigh, Courtesy Matthew Marks Gallery

Simone Leigh, Brick House, 2019. Bronze. 497.8 x 289.6 cm © Simone Leigh, Courtesy Matthew Marks Gallery


“Je vois souvent la sculpture comme performative.” En 2009, Simone Leigh précisait déjà au magazine Art21 son approche très vivante de la matière, réveillant par ses formes et ses pratiques des traditions ancestrales. Qu’elle fasse émerger d’une tête en céramique émaillée un cylindre vide pour la transformer en vase, ou qu’elle ajoute une anse sur la jupe en bronze d’une femme sculptée à taille humaine, la plasticienne s’inscrit dans une immense histoire des arts décoratifs et de la représentation du corps, traversant les siècles comme les continents. Abattre les frontières entre arts décoratifs et beaux-arts lui permet alors d’interroger simultanément la valeur de l’objet et, dans une perspective résolument féministe, la fétichisation du corps féminin – particulièrement du corps noir. Avec une grande attention, l’artiste traduit dans la matière les éléments qui le caractérisent autant qu’ils le stigmatisent, des cheveux crépus aux lèvres charnues qui deviennent, sous ses mains, des attributs puissants. Lorsqu’elle habille ses femmes en bronze de jupes en raphia, fibre végétale massivement utilisée au Congo et au Gabon, ou lorsque, dans le corps convexe de sa sculpture installée à Manhattan, elle imite les dômes des demeures construites par les populations Batammariba du Togo et Mousgoum du Tchad, Leigh opère ce qu’elle appelle une “créolisation des formes”, tissant des réseaux entre les cultures pour faire surgir une histoire commune au-delà des frontières.

Simone Leigh, Cupboard XI (Titi), 2020. Courtesy of the artist and David Kordansky Gallery, Los Angeles. Photos by Jeff McLane. Simone Leigh, Cupboard XI (Titi), 2020. Courtesy of the artist and David Kordansky Gallery, Los Angeles. Photos by Jeff McLane.
Simone Leigh, Cupboard XI (Titi), 2020. Courtesy of the artist and David Kordansky Gallery, Los Angeles. Photos by Jeff McLane.

La petite colonie de femmes en bronze et en céramique que l’artiste invite ce printemps à la Sérénissime incarne justement, dans sa pluralité, une grande force collective : celle des travailleuses noires qui, dans le monde, peinent encore souvent à être respectées à leur juste valeur, auxquelles la quinquagénaire entend bien, au pavillon américain, redonner leurs lettres de noblesse. Car au-delà du corps, que ses sculptures aident à considérer dans sa singularité, le travail de Leigh parle avant tout de communauté. En 2014, elle connaît une notoriété inédite alors qu’elle dévoile, à Brooklyn, un vrai projet de terrain : Free People’s Medical Clinic. Inspirée par une société secrète créée par des infirmières noires durant la période esclavagiste, l’artiste convertit pendant un mois l’ancien manoir de la médecin afro-américaine Josephine English en espace de soin pour personnes de couleur où elles peuvent évoluer librement, d’une séance de yoga ou d’acupuncture à des spectacles de musique et de danse.

 

Prodigués par des spécialistes noirs habillés comme au 19e siècle, ces moments de détente ont lieu dans un espace hybride, entre clinique, lieu d’exposition et centre d’accueil social, dont la mise en scène délibérément anachronique n’empêche pas l’action concrète. La vitre invisible qui sépare l’artiste du public, le médecin du patient, y est brisée. Si Leigh alerte sur les difficultés d’accès aux soins gratuits pour les Américains de couleur, elle offre aussi une réponse civile qui pourra inspirer des décisions politiques. À Venise, en marge de son exposition, l’artiste réunira en octobre, à la Fondation Cini, des chercheurs, artistes et activistes pour réfléchir à la place des femmes noires dans les mondes professionnel et intellectuel. Trois jours de discussions, performances et conférences pour déboulonner les discours et les représentations dominants et se faire, au cœur du monde de l’art et de son intelligentsia, une place amplement méritée.

 

 

Simone Leigh, “Sovereignty”, du 23 avril au 27 novembre au pavillon américain de la Biennale de Venise.