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02 Le peintre Michael Armitage se confie à Hans Ulrich Obrist : “Quand on a vu Goya, plus rien n’est jamais pareil”

Le peintre Michael Armitage se confie à Hans Ulrich Obrist : “Quand on a vu Goya, plus rien n’est jamais pareil”

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Ses toiles à la riche palette de couleurs, virant vers l’abstraction, et sa manière d’hybrider l’iconographie de l’Afrique de l’Est, mais aussi sa réalité la plus dure, avec la tradition artistique occidentale n’ont pas fini de fasciner. Jusqu'au 4 septembre, la Kunsthalle de Bâle célèbre le peintre kényan de 38 ans, après une exposition à Madrid cet hiver où il dialoguait avec l’une de ses références ultimes : Goya. À cette occasion, il s’était entretenu avec le célèbre curateur Hans Ulrich Obrist.

Michael Armitage, Mkokoteni (2019), Courtesy of the artist and White Cube Michael Armitage, Mkokoteni (2019), Courtesy of the artist and White Cube
Michael Armitage, Mkokoteni (2019), Courtesy of the artist and White Cube

Hans Ulrich Obrist : Comment êtes-vous venu à l’art, ou comment l’art est-il venu à vous?
Michael Armitage :
J’ai commencé vers l’âge de 6 ans. Comme beaucoup d’enfants, j’avais dessiné un avion à réaction... [Rires.] À partir de là, je me suis mis à fabriquer des bandes dessinées, ce genre de choses. À l’âge de 9 ou 10 ans, j’ai eu un excellent prof d’arts plastiques, qui m’a pris sous son aile. J’ai passé pas mal de week-ends chez lui. Il m’a initié à la peinture à l’huile, ce qui est plutôt inhabituel à l’âge que j’avais. Il m’a aussi fait découvrir la gravure, le dessin... Puis l’art est très vite devenu central dans ma vie. Et ça n’a pas vraiment changé depuis.

 

 

“Quand on a vu Goya, plus rien n’est jamais pareil, en particulier pour quelqu’un qui réfléchit à la peinture et qui s’interroge sur la façon de peindre.”

 

 

L’histoire de l’art – les références à Goya, bien sûr, mais aussi à Manet, Gauguin – joue un rôle essentiel dans votre peinture. Pourriez-vous nous en dire davantage sur les artistes kényans qui vous ont aussi beaucoup inspiré? Vous avez récemment inclus certains d’entre eux dans votre exposition à la Royal Academy of Arts de Londres... Je pourrais citer par exemple Chelenge Van Rampelberg, la magistrale sculptrice qui a eu énormément d’influence sur vous.
Elle a été ma porte d’entrée dans le monde de l’art, en effet. Au-delà de la pratique de l’art en tant que telle, cela s’est joué à un niveau très personnel, très intime. Chelenge est la première artiste que j’ai vraiment connue. C’était la mère de mon meilleur ami d’enfance. Elle et son mari Marc Van Rampelberg (collectionneur et designer de meubles) possédaient une collection d’art assez extraordinaire, des années 80 et 90 surtout, avec peut-être aussi quelques pièces moins récentes. Chez eux, il y avait des œuvres sur tous les murs, et c’était sans doute le seul endroit à Nairobi où l’on pouvait en voir autant réunies. Chelenge m’a permis d’observer ce qu’était une vie d’artiste, simplement en me laissant passer du temps avec elle dans son atelier pendant des heures et des heures. C’est quelqu’un d’extrêmement patient. Je me souviens notamment d’une toile de l’artiste Meek Gichugu, intitulée No Erotic Them Say. On peut y voir une sorte de fusion sexuelle très étrange entre une femme et un zèbre. Je l’ai d’abord trouvée assez repoussante mais, petit à petit, à force d’y revenir et de la revoir, elle est vraiment entrée dans mon imaginaire. Je me sou- viens de la première fois où je l’ai vue. À bien des égards, c’était assez semblable à ce que j’ai ressenti le jour où j’ai pénétré dans le musée du Prado et que j’y ai découvert les “peintures noires” de Goya. C’était un tel affront lancé à la face du monde. Tout ce qu’on ne m’avait jamais dit, les tabous, ce dont on ne pouvait pas parler en société : tout était dans ces tableaux. C’était très cru.

Michael Armitage, Antigone (2018), Courtesy of the artist and White Cube
Michael Armitage, Antigone (2018), Courtesy of the artist and White Cube
Michael Armitage, Antigone (2018), Courtesy of the artist and White Cube

Cela nous amène justement à Goya et à l’exposition madrilène où vos toiles et vos dessins dialoguent avec des œuvres du peintre. Il y a quelques semaines, pour l’ouverture de l’exposition, vous avez déclaré au Financial Times que Goya était pour vous une présence obsédante : “Il est là pour moi, d’abord dans ce qu’il fait techniquement avec une image, mais aussi d’un point de vue conceptuel, l’idée qui sous-tend ses choix de sujets et sa manière de penser la société.”
Ma “rencontre” avec Goya a été un peu surréaliste. Un directeur d’études m’avait parlé de cet artiste lorsque j’étais à la Slade School, mais c’était lors d’un cours sur Gary Hume et ses Door paintings, ses “peintures de portes” extrêmement minimalistes. De ce fait, lorsqu’il a fait référence aux “peintures noires” de Goya, j’ai immédiatement pensé au minimalisme d’un carré noir, un peu à la Malevitch. Mais quand je suis allé au Prado, lors de mon premier séjour à Madrid, j’ai été sidéré en découvrant de quoi il s’agissait en réalité : des toiles parmi les plus expérimentales, les plus sophistiquées, les plus crues et les plus extraordinairement puissantes qui puissent exister. Quand on a vu Goya, plus rien n’est jamais pareil, en particulier pour quelqu’un qui réfléchit à la peinture, qui s’interroge sur la façon de peindre, sur les sujets, sur ce qu’il advient d’une toile quand on peint un sujet dans cet espace, sur la responsabilité d’un artiste au sein de sa propre culture ou société.

Saturne Devoring His Son, Goya, Courtesy of Museo National del Prado Saturne Devoring His Son, Goya, Courtesy of Museo National del Prado
Saturne Devoring His Son, Goya, Courtesy of Museo National del Prado
Michael Armitage, Mydas (2019), Courtesy of the artist and White Cube Michael Armitage, Mydas (2019), Courtesy of the artist and White Cube
Michael Armitage, Mydas (2019), Courtesy of the artist and White Cube

Les dessins sont particulièrement importants à vos yeux. Vous m’avez dit tout à l’heure que ceux de Goya peuvent sembler rapides, mais qu’en réalité ils sont lents. Vous me disiez aussi que l’enjeu, ce n’est jamais la ligne...
J’ai toujours eu le sentiment que ses dessins avaient été réalisés rapidement. Pas nécessairement sans effort, non, mais ils donnent une impression de rapidité. Mais si on les observe de près, on s’aperçoit que le pli d’une bouche, par exemple, n’est pas constitué d’un seul trait, même si c’est l’impression qu’il donne. En réalité, il est composé de sept ou huit lignes différentes, en commençant par quelque chose de très délicat, puis en construisant, en ajoutant progressivement, encore et encore. On dirait que le dessin vibre. L’ensemble paraît entrer en mouvement, à partir de cette accumulation très délicate de lignes. Parfois, il utilise une brosse sur laquelle il n’y a pas assez de peinture, qui donne cette terrible rayure séchée griffant la surface.

Michael Armitage, Strong Man: Crate (2020), Courtesy of the artist and White Cube Michael Armitage, Strong Man: Crate (2020), Courtesy of the artist and White Cube
Michael Armitage, Strong Man: Crate (2020), Courtesy of the artist and White Cube

Qu’en est-il de vos propres dessins? Ils représentent des personnages qui, pour la plupart, sont imaginaires. Et il me semble que vous dessinez de plus en plus souvent à l’encre brune, car elle vous permet une première lecture que vous pouvez ensuite revisiter.
En toute honnêteté, je ne suis pas encore très à l’aise avec le fait de montrer ces dessins, parce qu’ils sont très personnels. Ils sont un peu comme des notes qu’on prendrait quand on trouve quelque chose d’intéressant dans une phrase, quelque chose qu’on a envie de garder pour plus tard. Je me suis remis à dessiner à l’encre, en effet, après avoir vu l’une des esquisses à l’encre de Goya, où l’on comprend vraiment à quel point ses dessins pouvaient être traduits directement dans ses toiles. En ce qui me concerne, j’ai toujours perçu une certaine distance, un écart entre mes dessins et mes peintures. C’est en dessinant au pinceau que quelque chose s’est accéléré dans ma propre compréhension de ce que le pinceau est capable d’accomplir. Parfois, il m’arrive aussi de dessiner d’après nature. Je peux aller puiser dans à peu près tout, tout ce qui peut m’aider, m’apporter une idée. Là, je n’hésite pas à chaparder.

Michael Armitage Spirit, Courtesy of the artist and White Cube Michael Armitage Spirit, Courtesy of the artist and White Cube
Michael Armitage Spirit, Courtesy of the artist and White Cube

À présent, j’aimerais en savoir davantage sur votre série autour des élections kényanes. Entre 2017 et 2019, vous avez peint une série dont le déclencheur était l’élection présidentielle de 2017 au Kenya. L’inspiration ne vous est pas seulement venue des photographies que vous aviez réunies : vous avez aussi assisté à des meetings électoraux. L’une des toiles exposées à Madrid s’intitule Mkokoteni, un terme swahili qui désigne l’espèce de charrette à bras représentée sur la toile...
En commençant à travailler sur cette série, mon intention était de réfléchir à la relation entre un leader et ceux qui le suivent, et à ce que chacun peut avoir à gagner ou à perdre dans cette relation. Je n’étais donc pas – et ne suis toujours pas – intéressé par la politique en tant que telle. Mais, en assistant à ce rassemblement, toutes mes idées préconçues ont été balayées. La réalité était infiniment plus captivante. Pour moi, l’important n’était pas qu’il s’agisse en l’occurrence d’un meeting de l’opposition. Je m’intéressais avant tout au comportement des gens dans la foule, à ce qu’ils étaient prêts à donner d’eux-mêmes – dans certains cas, jusqu’à leur vie. Il y avait dans tout ça une dimension de performance, qui était peut-être à mes yeux la véritable clé de l’événement. Les sympathisants étaient habillés de façon totalement outrancière. C’était fantastique. Certains portaient une sorte d’énorme perruque orange.

 

 

“La foule des meetings électoraux au Kenya m’apparaissait comme la version vivante d’une scène de Goya, et cela fait également écho à une dimension que le peintre maîtrisait parfaitement : une grande profondeur et une grande humanité, qui créent un lien immédiat avec les gens.”

 

 

Je ne sais pas quel responsable politique peut penser que déguiser ses supporters en clowns est une bonne idée, mais des gens étaient bel et bien habillés en clowns. Un type brandissait une reproduction de La Cène de Léonard de Vinci, mais avec la tête de l’homme politique flottant au-dessus de Jésus – plus haut que Lui donc. Et la rhétorique développée par le candidat était : “Je vais vous emmener vers la Terre promise. Je vais vous conduire au pays de Canaan.” Il était entièrement vêtu de blanc. Dans l’assistance, beaucoup de participants étaient payés par les hommes politiques pour être présents et énergiser la foule. Si vous regardez les photos des événements qui ont fini par devenir violents, les mêmes personnes habillées de manière outrancière étaient celles qui jetaient des pierres et affrontaient la police. Que se serait-il passé si l’un de ces hommes payés par les politiciens avait été blessé ? Ne serait-il pas devenu un martyr ? À peu près au même moment, je donnais une interview à la radio, et j’ai donc dû décrire la scène. En la décrivant, j’ai compris qu’en fait j’étais littéralement en train de décrire une gravure de Goya. [Rires.] Tout cela m’apparaissait comme la version vivante d’une scène de Goya, et cela fait également écho à une dimension que Goya maîtrisait parfaitement : une grande profondeur et une grande humanité, qui créent un lien immédiat avec les gens.

Michael Armitage, Mangroves Dip (2015), Courtesy of the artist and White Cube
Michael Armitage, Mangroves Dip (2015), Courtesy of the artist and White Cube
Michael Armitage, Mangroves Dip (2015), Courtesy of the artist and White Cube

Vous évoquiez toute la complexité de cette situation. La complexité est une chose que vous savez recréer avec virtuosité dans vos toiles. On a qualifié votre art de “synthétique”, parce que vous réunissez tous ces mondes sur le plan de la composition, des formes et des images, “découpées” et “collées” de façons très différentes. Et soudain, tout cela vient miraculeusement trouver sa place.
Il me serait un peu difficile d’affirmer que tout trouve sa place, parce que j’ai toujours le sentiment d’une certaine disparité au contraire. C’est aussi la raison pour laquelle il me semble assez problématique de parler du sujet, ou de ce genre de choses, parce que si vous prenez toutes les raisons pour lesquelles on s’efforce de peindre une toile, le sujet n’a pas plus d’importance que les matériaux, qui n’ont eux-mêmes pas plus d’importance que la technique, etc. Le sujet évolue aussi au fil de la réalisation du tableau, même s’il y a certains éléments dont je me dis au départ qu’ils en seront l’enjeu. Très vite, la peinture va exiger certaines choses. Et il faut lui obéir, sinon vous finirez avec une illustration au lieu d’un tableau.

Michael Armitage, Anthill (2017), Courtesy of the artist and White Cube Michael Armitage, Anthill (2017), Courtesy of the artist and White Cube
Michael Armitage, Anthill (2017), Courtesy of the artist and White Cube

Etel Adnan m’a dit un jour – elle avait alors 96 ans, et elle est décédée l’année suivante – que sa meilleure amie, tout au long de sa longue vie, avait été une montagne, le mont Tamalpais. C’est une dimension très importante aussi dans votre travail. Prenez par exemple la toile Mangroves Dip, où, tout à coup, un arbre devient un protagoniste à part entière.
Effectivement, j’ai beaucoup réfléchi aux paysages naturels, à la façon dont un paysage peut être utilisé dans un tableau. Lorsque vous découvrez un lieu en venant de l’extérieur, et que, dans ces conditions, vous incluez le paysage, vous le faites entrer dans l’œuvre, alors quelque chose se passe – il s’agit d’une inclusion très objective, qui a un côté très romantique, sublime même. Vous allez apprécier l’étendue du ciel, la hauteur de l’arbre. Mais dans le cas d’une œuvre intégrant un paysage dans lequel l’artiste qui l’a peinte a vécu, le paysage sera généralement beaucoup plus abstrait. Tout se passe alors comme si le cadre naturel devenait un autre personnage, et non un simple décor.

 

 

Michael Armitage, “You, Who Are Still Alive”, jusqu'au 4 septembre à la Kunsthalle, Bâle.