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Numéro
12 Galerie Sultana, P. Staff, Numéro Art

Zoom sur P. Staff, artiste de l'hyper sensation et du désir ingouvernable

Numéro art

À la dernière Biennale de Venise, l’artiste présentait sa sublime vidéo On Venus, déflagration sensorielle mêlant images vives de l’astre solaire ou d’animaux marchant vers l’abattoir. Des mondes fluides et transitoires exprimés sous forme d’hyper sensations explosives. À Paris, à la galerie Sultana, iel présentait l'automne dernier une série d’œuvres inédites dont de mystérieux couteaux, aussi inquiétants que fascinants.

Vue de l'installation vidéo "Weed Killer" (2017), Courtesy of Galerie Sultana, Paris. Vue de l'installation vidéo "Weed Killer" (2017), Courtesy of Galerie Sultana, Paris.
Vue de l'installation vidéo "Weed Killer" (2017), Courtesy of Galerie Sultana, Paris.

Je vais commencer par une simplification forcément excessive, parce que rien n'est simple. Le langage est une composante-clé des œuvres de P . Staff. Dans On Venus (2019), un texte poétique s’affiche sur la moitié inférieure des images filmées, généralement réservée aux sous-titres. Mais ici, en l’absence de paroles, les mots font l’effet d’un acte de télépathie, comme s’ils traduisaient le langage planétaire silencieux du soleil – dont l’image, parfois, envahit l’écran. Dans Depollute (2018), le texte engloutit le cadre, dans une succession de panneaux intertitres portant de tendres instructions médicales sur comment effectuer une auto-orchidectomie [auto-ablation des testicules], chaque étape s’affichant sur l’écran avec autant de brièveté que d’assurance. Dans Bathing (2018), des mots se superposent sur l’image d’un corps ruisselant qui danse frénétiquement dans un espace industriel désert – le texte s’étire, les lettres se déforment, comme des appendices démembrés, disséqués en autant de parties, sanglantes ou délicates.
 

Vue de l'installation vidéo "Weed Killer" (2017), Courtesy of Galerie Sultana, Paris. Vue de l'installation vidéo "Weed Killer" (2017), Courtesy of Galerie Sultana, Paris.
Vue de l'installation vidéo "Weed Killer" (2017), Courtesy of Galerie Sultana, Paris.

Voici donc la simplification : l’écriture de Staff – et, par extension, ses images – répercute les sensations d’un corps et la relation de ce corps aux autres, à travers des représentations sensuelles, viscérales. Descriptions de fluides échangés, de pressions appliquées ; évocations de plaisir, de douleur, d’inconfort, de soulagement, de mort, de désir. Staff décrit son corps comme une lentille optique à travers laquelle iel réalise son travail. Cela s’illustre par des vidéos éditées au rythme de sa respiration, par des coupes intervenant à l’instant où ses yeux ont cligné. L’idée est de transmettre sa propre expérience somatique du monde en passant par un artefact visuel. La promesse qui sous-tend ce travail n’est cependant ni de décoder ni de performer devant un public l’expérience de son corps queer et trans, mais plutôt de cartographier l’hyper-sensorialité d’un corps trans sur une œuvre et sur un regardant.

L’universitaire Eva Hayward compare le corps trans à celui d’une araignée, dont les sections sont recouvertes de cils très fins, capables de percevoir le moindre changement dans la direction du vent ou la température. Elle décrit une hyper sensation analogue dans le corps en transition, dont les perceptions visuelles ou haptiques peuvent être augmentées par les traitements hormonaux. Dans le travail de Staff, un corps en transition – sous l’effet des hormones, de la chirurgie ou de la dysphorie éprouvée – est liminal, poreux, il perle vers le monde extérieur. Mais ces vulnérabilités, cette fluidité, ne sont pas des faiblesses : elles sont ce qui rend le corps trans extrêmement perceptif, hautement clairvoyant.

Vue de l'installation vidéo "On Venus" (2019), à la Serpentine Gallery, à Londres. © 2019 Photo : Hugo Glenndinning. Courtesy of Galerie Sultana, Paris. Vue de l'installation vidéo "On Venus" (2019), à la Serpentine Gallery, à Londres. © 2019 Photo : Hugo Glenndinning. Courtesy of Galerie Sultana, Paris.
Vue de l'installation vidéo "On Venus" (2019), à la Serpentine Gallery, à Londres. © 2019 Photo : Hugo Glenndinning. Courtesy of Galerie Sultana, Paris.

P . Staff est souvent considéré·e à tort comme un·e artiste vidéo, alors qu’iel entretient une relation versatile aux matériaux qu’iel utilise (film, vidéo, photographie, résine, hologrammes ou textes existants). Ainsi, iel n’accorde que peu d’importance aux médiums disponibles dans sa boîte à outils, et ses œuvres conduisent souvent à un certain détachement à l’égard des supports : iel les entremêle jusqu’à les rendre indiscernables ; une image vidéo peut ainsi être numériquement revêtue de la viscosité de solvants utilisés pour les films, des photographies se retrouvent noyées dans la résine, des sons familiers sont dissociés de leur origine. Cette perversion – au sens d’altération et de détournement – s’applique aussi à des histoires qui ne sont pas les siennes : une autobiographie, une pièce de théâtre, une théorie. Dans cet espace éminemment glissant, le personnel, ce qui est censé appartenir en propre, ne tient plus. C’est le cas dans Weed Killer (2017), où Staff recontextualise le récit que l’universitaire Catherine Lord a livré de son cancer, dressant une analogie avec une transition de genre.

 

Ici, l’expérience est un matériau collectif. L’exposition est traitée comme un médium, avec une scénographie minutieuse qui orchestre la chorégraphie du regardant, mû par le son ou la lumière, ou leur absence simultanée. Un autre exemple serait l’installation originelle de l’œuvre On Venus, à la Serpentine Gallery, en 2019. Elle débutait par une plongée dans la vidéo éponyme : un mélange d’images vives et colorées, juxtaposant l’astre solaire à un serpent en train d’être écorché, des animaux s’avançant vers l’abattoir ou l’extraction d’hormones du corps de juments en gestation. Les images sont à la fois sidérantes et agressives ; le regardant devient en quelque sorte complice de la violence qui s’affiche à l’écran, tout en restant bien à l’abri dans la galerie. Pourtant, lorsque la vidéo se tait, le visiteur prend conscience du bruit d’un lent goutte-à-goutte dans l’espace qui l’entoure : Staff a introduit dans les canalisations du bâtiment un mélange d’acides corporels et chimiques, dont les gouttes s’écoulent dans des barils prévus à cet effet. Le corps du visiteur contient dès lors sa propre relation – viscérale – à la menace. L’exposition agit ainsi comme un organisme vivant, un parasite qui s’empare de l’espace architectural de son institution hôte.

Pour son exposition parisienne à la galerie Sultana, P.Staff présente une série de photogrammes colorés de couteaux collectés auprès de ses ami.e.s ou amant.e.s, la plupart trans et queer. “Ce projet s’inscrit dans la continuité de mon travail sur les relations entre identité queer et trans, plaisir et douleur, liberté et danger”, explique l’artiste. 
"Knife, Scalpel, Blade" (2022), 12 photogrammes, plexiglas. Pour son exposition parisienne à la galerie Sultana, P.Staff présente une série de photogrammes colorés de couteaux collectés auprès de ses ami.e.s ou amant.e.s, la plupart trans et queer. “Ce projet s’inscrit dans la continuité de mon travail sur les relations entre identité queer et trans, plaisir et douleur, liberté et danger”, explique l’artiste. 
"Knife, Scalpel, Blade" (2022), 12 photogrammes, plexiglas.
Pour son exposition parisienne à la galerie Sultana, P.Staff présente une série de photogrammes colorés de couteaux collectés auprès de ses ami.e.s ou amant.e.s, la plupart trans et queer. “Ce projet s’inscrit dans la continuité de mon travail sur les relations entre identité queer et trans, plaisir et douleur, liberté et danger”, explique l’artiste.
"Knife, Scalpel, Blade" (2022), 12 photogrammes, plexiglas.

Dans sa manière de donner vie à cette “chose morte” qu’est un bâtiment, l’artiste la pointe aussi du doigt, la rend visible. Plutôt que de décoder son propre corps dans son œuvre, P . Staff procède au décodage des institutions et des structures d’oppression qu’elles représentent – elles “verrouillent” les corps. Son travail nous parle aussi de la “lente violence des institutions”, du mal le plus invisible, le plus insidieux qu’elles infligent à la société. Ce n’est pas sans rappeler la démarche de la Britannique Sandra Lahire, à qui je dois la citation de la phrase précédente, et dont la trilogie Nuclear Film a fait l’objet d’une projection co-organisée par P. Staff à Los Angeles. Dans sa présentation du film, Staff établit un parallèle entre les poisons qui parcourent son travail et celui de Sandra Lahire : l’énergie nucléaire, la chimio et les hormones sont à la fois des solutions et des menaces. Les structures sociétales qui régulent et dispensent ces poisons pèsent lourd – les corps qui les utilisent à d’autres fins aussi.

"Knife, Scalpel, Blade" (2022), 12 photogrammes, plexiglas.

"Knife, Scalpel, Blade" (2022), 12 photogrammes, plexiglas.

Zoom sur P. Staff, artiste de l'hyper sensation et du désir ingouvernable

L’œuvre de Staff semble revisiter les comportements queer habituellement cibles de préjugés – parce que perçus comme socialement néfastes – pour les inscrire dans la dimension du plaisir, tout en dénonçant les institutions qui incitent à la marginalisation des corps queer, mais aussi les idées figées du désir – cette espèce de moralisation, souvent indiscernable, que l’on prend pour un fait. Le travail de Staff réfracte de façon déstabilisante la visibilité et le décodage que les institutions exigent des corps queer. Dans The Prince of Homburg (2019) – reconstitution vidéo fragmentaire d’une pièce sur la puissance révolutionnaire des rêves et la notion de discipline –, on voit l’ancienne avocate et militante trans Debra Soshoux définir la loi comme “le consensus d’un corps politique à un instant donné”. Cette identification de la société à un corpus – et donc, la plasticité de structures que nous concevons comme fixes dans cette société – semble être une autre clé pour comprendre le travail de Staff. Passant par le prisme d’un corps fluide et hyper sensuel, ses œuvres soulignent la rigidité illusoire des structures institutionnelles.

"Knife, Scalpel, Blade" (2022), 12 photogrammes, plexiglas. "Knife, Scalpel, Blade" (2022), 12 photogrammes, plexiglas.
"Knife, Scalpel, Blade" (2022), 12 photogrammes, plexiglas.

Le travail de Staff est défini par un sentiment double d’attraction-répulsion. Les images dont on voudrait détourner le regard sont aussi celles qui l’aimantent. Certaines sont grotesques, beaucoup sont dérangeantes et irrésolues, toutes sont érotiques. Luxuriance des images, richesse des couleurs, typographies sophistiquées : elles séduisent. Dans leurs contradictions, ces œuvres trouvent l’éros de l’inconfort, du déplaisir, du “malaise”. Staff reconnaît qu’il est compliqué de comparer maladie et transidentité, mais ses œuvres ne sont pas – et n’aspirent pas à être – morales; elles disent, en substance, que “le désir est ingouvernable”. Ces œuvres sont incertaines, peu fiables, versatiles. Elles parlent de “ce qui est mal”, cette wrongness dont elles sont constituées, puisque la société colle l’étiquette wrong aux corps et aux désirs queer. L’identité queer est comme une substance qui ne peut être contenue, quels que soient les efforts déployés par un appareil rigide pour y parvenir. Staff dit à propos de son œuvre On Venus qu’elle “convoque un état de mort imminente à mettre en parallèle avec celui d’une personne queer tentant de survivre dans un monde hétéronormatif”. Sensation d’anxiété, de dysphorie. La contradiction apparente (et féconde) dans son travail est qu’iel identifie l’écart d’alignement comme une forme de souffrance, juste avant d’identifier la souffrance comme une forme de plaisir.

 

P . Staff est représenté·e par la Galerie Sultana à Paris.
Exposition ”P. Staff. In Ekstase”, du 9 juin au 10 septembre 2023 à la Kunsthalle Basel, Bâle.

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