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Numéro
05 Brodbeck et de Barbuat, Galerie Papillon, intelligence artificielle

Quand l'intelligence artificielle réécrit l'histoire du 20e siècle avec de fausses photographies

Numéro art

Pendant plusieurs mois, le duo d'artistes Simon Brodbeck et Lucie de Barbuat a exercé une intelligence artificielle à “recréer” les clichés les plus célèbres du XXe siècle. Photos historiques, documentaires ou de mode sont réinterprétées par la machine pour offrir des faux d'une ressemblance confondante... et, plus inquiétant, susciter à l'occasion une certaine réécriture de l'Histoire. Les vérités historiques y sont parfois falsifiées, les représentations racistes et sexistes exacerbées. Une passionnante plongée dans les mécaniques de l’IA à découvrir à la galerie Papillon, à Paris, jusqu'au 13 janvier.

Etude d'après Le Drapeau Rouge sur le Reichstag (1945). Courtesy of Brodbeck et de Barbuat / Galerie Papillon. Etude d'après Le Drapeau Rouge sur le Reichstag (1945). Courtesy of Brodbeck et de Barbuat / Galerie Papillon.
Etude d'après Le Drapeau Rouge sur le Reichstag (1945). Courtesy of Brodbeck et de Barbuat / Galerie Papillon.

Trois soldats soviétiques dominent un Berlin ravagé, dressant fièrement le drapeau rouge au sommet du palais du Reichstag. Le cliché pris le 2 mai 1945 rentre immédiatement dans l'Histoire : il symbolisera désormais la défaite nazie autant que la puissance de la propagande dans les ouvrages scolaires. À la galerie Papillon, à Paris, l'image familière apparaît à nouveau. Elle intrigue : une inquiétante étrangeté qui tient sans doute à ce personnage principal qu'on dirait dessiné alors que le premier plan paraît au contraire hyperréaliste. Où sont d'ailleurs ses deux acolytes ?

 

Cette image est en fait une création de l'intelligence artificielle Midjourney, qui permet de créer des images à partir de descriptions textuelles. Le duo d'artistes Brodbeck et de Barbuat a alimenté pendant plusieurs semaines la machine afin qu'elle reproduise des clichés iconiques du XXe siècle. Le nom du photographe n'étant jamais mentionné, les Français se sont contentés de décrire au mieux – par les mots – ce qui était représenté sur l'image originelle. Pour le visiteur, l'exercice tient autant du jeu de réflexion (de quoi se souvient-on vraiment dans ce flux d'images issues de notre mémoire visuelle collective ?) que du jeu des 7 erreurs. L'une d'elles aurait dû sauter aux yeux immédiatement : ici, le drapeau rouge n'est pas orné des habituels emblèmes soviétiques : la faucille et le marteau sont réinterprétés par la machine sous la forme d'un symbole tenant plus du kanji japonais. “L'intelligence artificielle est tout à fait capable de recréer un drapeau, une faucille et un marteau, s'amuse Simon Brodbeck. Mais elle a été limitée par l'homme : ses créateurs lui ont notamment interdit toutes formes de représentations idéologiques ou de propagande. L'IA, ainsi briefée, considère le drapeau soviétique comme tel et se refuse donc à le représenter… Alors que le drapeau américain ne pose, lui, aucun problème.” Est-il besoin de préciser que Midjourney est une entreprise américaine ?

Étude d'après Andres Serrano, Immersion (1987). Courtesy of Brodbeck & de Barbuat / Galerie Papillon. Étude d'après Andres Serrano, Immersion (1987). Courtesy of Brodbeck & de Barbuat / Galerie Papillon.
Étude d'après Andres Serrano, Immersion (1987). Courtesy of Brodbeck & de Barbuat / Galerie Papillon.
Etude d'après Annie Leibovitz, John Lennon and Yoko Ono (1980). Courtesy of Brodbeck et de Barbuat / Galerie Papillon. Etude d'après Annie Leibovitz, John Lennon and Yoko Ono (1980). Courtesy of Brodbeck et de Barbuat / Galerie Papillon.
Etude d'après Annie Leibovitz, John Lennon and Yoko Ono (1980). Courtesy of Brodbeck et de Barbuat / Galerie Papillon.

Ironie de l'histoire, l'image de mai 1945 avait, elle aussi, été retouchée avant publication. L'un des trois militaires soviétiques arborait fièrement une montre à chaque poignet. Mais celles-ci avaient été effacées afin d'éviter toute accusation de pillage... Une pratique de la retouche d'image dont Staline se fit une spécialité : visage lissé pour dissimuler sa peau grêlée par la variole dans son enfance ou, plus sérieusement, effacement, sur les clichés de groupe officiels, de ses anciens camarades devenus victimes de ses purges. La falsification historique n'a pas attendu l'intelligence artificielle. Passionnés de photographie, le duo Simon Brodbeck et Lucie de Barbuat sait bien qu’aucune image n’est neutre et tend aujourd’hui à disséquer cette absence de neutralité au cœur de l’IA. “Ce pouvoir de falsification n'est pas de la responsabilité de la machine, insiste Simon Brodbeck. Elle n'est qu'un outil. Ses biais proviennent des limites imposées par ses créateurs humains et des sources d'images auxquelles elle a accès pour générer les siennes.”

 

Les biais racistes et sexistes sont parmi les mieux identifiés. Ainsi, le portrait iconique de John Lennon (nu) et Yoko Ono (habillée) par Annie Leibovitz est réinterprétée par l'intelligence artificielle de manière caricaturale. Désormais, John Lennon est vêtu et Yoko Ono les fesses à l'air. “Sans doute, commente Simon Brodbeck, parce l'IA a considéré que, dans la plupart des images existantes de ce type auxquels elle a accès, la femme est plus dénudée que l'homme...” C'est ainsi tout un inconscient collectif qui émerge au sein de l’exposition, révélé dans un précipité d’images “synthétiques” et problématiques.

 

Etude d'après Martin Parr, The Artificial beach inside the Ocean Dome (1996). Courtesy of Brodbeck & de Barbuat / Galerie Papillon. Etude d'après Martin Parr, The Artificial beach inside the Ocean Dome (1996). Courtesy of Brodbeck & de Barbuat / Galerie Papillon.
Etude d'après Martin Parr, The Artificial beach inside the Ocean Dome (1996). Courtesy of Brodbeck & de Barbuat / Galerie Papillon.
Étude d'après Margaret Bourke-White, At the time of the Louisville flood (1937). Courtesy of Brodbeck & de Barbuat / Galerie Papillon. Étude d'après Margaret Bourke-White, At the time of the Louisville flood (1937). Courtesy of Brodbeck & de Barbuat / Galerie Papillon.
Étude d'après Margaret Bourke-White, At the time of the Louisville flood (1937). Courtesy of Brodbeck & de Barbuat / Galerie Papillon.

La palme de la dérive numérique revient à la réinterprétation par l'IA d'un cliché célèbre de l'Américaine Margaret Bourke-White. Suite à d'importantes inondations dans le Kentucky en 1937, la journaliste photographie plusieurs Africains-Américains faisant la queue devant un organisme de secours. En arrière-plan, une immense publicité représente une famille blanche aisée, en voiture, accompagnée d’un double slogan : “Le niveau de vie le plus élevé au monde” et “Il n'y a rien de tel que le mode de vie américain”. Réinterprétée par l'intelligence artificielle, la famille blanche de la publicité apparaît nette. Chaque membre est distinct, chaque visage est précis. Mais les Africains-Américains sont beaucoup plus flous, leurs visages indistincts voire déformés à la manière des pires caricatures racistes des années 30. “Il s'agit d'une limite bien connue des intelligences artificielles, commente Simon Brodbeck. On l'attribue au fait que les représentations de personnes noires sont moins nombreuses dans les data auxquels elles ont accès aujourd'hui. Il est plus difficile pour elles de s'en inspirer et de créer des visages réalistes.” À l'image des algorithmes des réseaux sociaux renforçant les préjugés de leurs utilisateurs (en proposant des contenus identiques à ceux déjà consommés dans une boucle infernale), l'intelligence artificielle telle que dévoilée dans ses mécaniques par Simon Brodbeck et Lucie de Barbuat inquiète autant qu'elle fascine. Sa virtuosité technique peine pourtant à nous faire oublier une question essentielle : qui est aux manettes ?

 

“Une histoire parallèle“ de Simon Brodbeck et Lucie de Barbuat, galerie Papillon, Paris 3e. Jusqu'au 13 janvier 2024.

Étude d'après Harold Edgerton, Bullet Piercing an Apple (1964). Courtesy of Brodbeck & de Barbuat / Galerie Papillon. Étude d'après Harold Edgerton, Bullet Piercing an Apple (1964). Courtesy of Brodbeck & de Barbuat / Galerie Papillon.
Étude d'après Harold Edgerton, Bullet Piercing an Apple (1964). Courtesy of Brodbeck & de Barbuat / Galerie Papillon.