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25

Rencontre avec Justine Triet : “La vraie mort du couple, c’est quand les gens ne se disent rien”

Cinéma

Auteure de films remarqués portés par des héroïnes puissantes, à l’instar de Victoria en 2016 et Sibyl en 2019, la cinéaste Justine Triet s’impose cette année au sommet du cinéma français, en décrochant la Palme d’or au Festival de Cannes. Son nouvel opus, Anatomie d’une chute, met en scène le procès d’une femme accusée du meurtre de son mari. Une occasion supplémentaire pour la réalisatrice d’explorer son thème de prédilection, la relation de couple, et, plus encore, les complexes rapports de pouvoir qui s’y exercent. Rencontre avec l’une des figures les plus en vue du cinéma français.

Portrait of Justine Triet by P.A Hüe de Fontenay.

En 76 éditions, c’est seulement la troisième fois que le Festival de Cannes décerne sa prestigieuse Palme d’or à une femme. Cette année, Justine Triet témoigne ainsi avec brio de la vitalité du cinéma français malgré la crise qu’il traverse depuis quelques années. Cinéaste précieuse, énergique, d’une profondeur impressionnante, la jeune quadragénaire a déjà façonné une œuvre en tout juste dix ans avec La Bataille de Solférino en 2013, Victoria en 2016, Sibyl en 2019. Cette année, le merveilleux Anatomie d’une chute met en scène le procès d’une écrivaine accusée du meurtre de son mari. Plongée poignante dans les arcanes d’un couple et de sa relation avec un enfant, ce film subtil inscrit son autrice au panthéon des cinéastes qui comptent.

 

Interview de la réalisatrice Justine Triet sur le film Anatomie d’une chute, Palme d'or 2023

 

Numéro : Vous venez de remporter la Palme d’or pour Anatomie d’une chute. Comment vous sentez-vous ?
Justine Triet : Un festival est toujours un moment de rupture avec le temps où je fais mon travail, un endroit où les films ne m’appartiennent plus. C’est assez chouette car les autres récupèrent ce qu’on a réalisé. Maintenant que j’ai eu le meilleur, on ne peut qu’attendre le moment où ça va redescendre ! [Rires.] Plus sérieusement, je n’ai pas vraiment le goût des récompenses. Je suis trop consciente de l’absurdité de tout ça, même si c’est très bien quand ça arrive. Certains films bouffent tout, contrairement à d’autres qui vont finalement être revus dix ans plus tard et réévalués.

 

La polémique qui a suivi votre discours – dans lequel vous avez critiqué le gouvernement et la présidence d’Emmanuel Macron – a-t-elle fait oublier le film ?

Ce discours est né d’une très forte impulsion qui m’est venue deux jours avant la cérémonie. Même si, à ce moment-là, je ne pense pas obtenir la Palme, je me prépare à recevoir un prix. J’ai du mal avec l’idée de ne pas tourner la caméra vers ce qui s’est passé cette année. Et je pense d’abord aux retraites, car mon premier long-métrage, La Bataille de Solférino, [récit des affres d’un couple lors de la victoire de François Hollande à l’élection présidentielle de 2012, avec des prises de vues réalisées ce jour-là] se déroulait dans la rue et soulevait des thèmes encore très actuels. Il me semblait fondamental de parler de ce qui s’était passé : cette décision massive de toute la France se dressant contre une réforme qui passe en force, et le lien entre ce passage en force et l’état du cinéma. Mais en prenant cette décision, je n’avais pas anticipé le délire qui allait se produire, ni la déformation possible de mes propos. Sur scène, je ne parlais pas de moi, mais de la génération qui arrive. Je n’ai pas anticipé le coup de com de la ministre de la Culture avec son Tweet... Cela a été rectifié depuis dans la presse. En tout cas, j’assume totalement ce que j’ai fait. C’était la moindre des choses en montant sur cette scène-là.

La bande-annonce du film Anatomie d'une chute (2023) de Justine Triet

"J’ai une histoire familiale complexe que je ne raconte pas beaucoup." Justine Triet

 

Godard et Truffaut eux-mêmes avaient pris. la parole en 1968, demandant l’arrêt du Festival de Cannes alors qu’une partie de la France était dans la rue...

Ils ont accompli beaucoup plus que moi, mais j’ai évidemment pensé à eux. Je suis contente que ce moment ait pu réveiller un peu les consciences. Je n’ai pas fait d’école de cinéma, j’ai commencé par des films qui ne coûtaient rien avant de tourner des fictions très produites. J’ai réalisé entre 20 000 et plus de 600 000 entrées. Pour moi, la question des retraites et de l’endroit où on met l’argent public est liée à celle qui occupe la production cinématographique : doit-on faire de la place à un cinéma moins commercial ou ne pas lui faire de la place au CNC [Centre national de la cinématographie, qui attribue notamment l’avance sur recettes] ? Or, bénéficier ou pas de cette aide produit une différence énorme. Si je n’avais pas eu l’avance du CNC pour La Bataille de Solférino, je n’aurais pas pu réaliser ce film qui m’a fait un peu naître dans le milieu.

 

Vous n’avez pas fait d’école de cinéma. Vous êtes passée par les Beaux-Arts.
Aux Beaux-Arts, je suivais des cours de vidéo qui m’ont fait découvrir les années 70 à travers le cinéma-vérité et le documentaire. L’histoire du cinéma plus classique, je l’ai découverte plus tard. Vous êtes devenue cinéaste autour de la trentaine. Cela correspond au moment où j’ai enfin compris que l’on pouvait vivre de ce métier. Les choses se sont enchaînées, avec un prix au Festival de Berlin pour mon moyen-métrage Vilaine Fille, mauvais garçon, remis par l’actrice allemande Sandra Hüller. Ce fut notre première rencontre, bien avant que nous ne travaillions ensemble dans Sibyl et Anatomie d’une chute. Et puis je suis tombée enceinte et, pendant ma grossesse, j’ai décidé d’écrire La Bataille de Solférino et de travailler deux fois plus.

 

Quel a été le point de départ d’Anatomie d’une chute ? L’envie de retrouver Sandra Hüller ? 

Je tenais absolument à filmer une étrangère qui ne maîtrise pas vraiment la langue. Sandra est venue à Paris très tôt pendant l’écriture, juste avant le confinement. Je n’avais pas idée que nous allions consacrer deux ans à l’écriture avec Arthur Harari [compagnon de Justine Triet, également cinéaste], je pensais à peine y passer trois mois. De toute façon, il n’aurait jamais accepté de s’engager aussi longtemps sur un de mes films ! Au tout départ, je me souviens d’avoir regardé ma fille qui avait 9 ou 10 ans en me demandant ce qu’elle savait vraiment de moi. J’ai une histoire familiale complexe que je ne raconte pas beaucoup. Je me suis dit qu’elle grandissait, qu’un jour il faudrait que je lui raconte des choses. Après surgit l’idée d’un enfant au centre d’un chaos total, exposé par la machine judiciaire. Le film de procès était également là, mais tout s’est relié au moment où j’ai imaginé le duo mère-enfant. Ce gamin a confiance en sa mère, et puis tout à coup, la confiance se fissure.

Sandra Hüller in Anatomie d'une chute by Justine Triet (2023) © Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

“Mon héroïne dit des choses qui, dans la bouche d’un homme, seraient profondément misogynes. Il y a une dimension provocatrice dans sa manière d’être. Elle s’affranchit de la norme et fait exactement ce qu’elle veut.” Justine Triet

 

 

Le film parle d’un sujet à vif, qui est également très contemporain : comment la puissance d’une femme – l’héroïne a supplanté son mari professionnellement – dérange l’ordre social.
Ce qu’elle fait n’est pas dingue en soi, mais le fait qu’elle le fasse sans éprouver de culpabilité, sans demander l’autorisation, crée un déséquilibre profond dans ce couple d’écrivains. Je m’amuse à brosser un personnage parfois peu agréable. Je lui fais dire des choses qui, si je les faisais dire à un homme, seraient profondément misogynes. Quand elle lance : “Je ne connais personne qui n’arrive pas à écrire parce qu’il a des courses à faire”, je suis consciente que dans la bouche d’un homme, ce serait cracher au visage de la moitié de l’humanité qui passe son temps à faire les courses et à changer les enfants. Évidemment, il y a une dimension provocatrice dans sa manière d’être. Elle s’affranchit de la norme et fait exactement ce qu’elle veut. Elle a aussi une forme de vampirisme qui n’est pas évidente pour l’autre.

 

C’est un peu l’anti-Jeanne Dielman, l’héroïne de Chantal Akerman...
Les personnages d’Anatomie d’une chute sont comme le prolongement de ceux que j’ai créés dans d’autres films : des femmes qui ne sont pas des victimes. Mon héroïne va être attaquée, mais au départ elle montre beaucoup de résistance. Elle est critiquée pour sa sexualité, mais assume de voir des femmes en dehors de son couple.

 

Votre film n’est pas très optimiste vis-à-vis des relations hétérosexuelles, dans la lignée du livre publié par Ovidie, La chair est triste hélas.

On vient justement de me l’offrir ! Elle fait la grève des rapports sexuels, apparemment... J’ai quand même l’impression que, dans le couple que je filme, il y a de l’amour. Ils se disent des choses. Dans ma vie, un homme m’a dit des choses terribles. Sur le moment, j’avais deux options : soit penser, égotiquement, “c’est un monstre, c’est horrible ce qu’il me dit”, soit laisser les mots résonner en moi. Or, ce qu’il me disait était assez intéressant pour que cela résonne en moi. Dans le film, l’héroïne dit à son mec qui n’arrive pas à écrire : “Ton orgueil t’explose au cerveau avant d’avoir un embryon d’idée.” C’est une façon de lui affirmer qu’il n’est pas une victime, qu’il est terrassé par la peur. Il faut aimer quelqu’un pour balancer ça, même si c’est violent. La vraie mort du couple, c’est quand les gens ne se disent rien. Mais, c’est vrai, je ne suis pas en train de montrer un couple qui va bien. J’ai été touchée par le livre Les Corps abstinents d’Emmanuelle Richard, sur celles qui décident de ne plus coucher. Je trouve géniale la transformation positive de la figure de la vieille fille, qu’on appelait “mal-baisée”. Dans mon film, il n’y a pas de sexe. Le fait de se regarder est peut-être l’acte le plus érotique que je filme.

Sandra Hüller and Samuel Theis in Anatomie d'une chute (2023) © Justine Triet

"Pendant longtemps, j’ai eu peur d’Anatomie d’une chute." Justine Triet

 

Votre cinéma n’a rien de sociologique, mais il est traversé par les débats contemporains autour des rapports homme-femme. 

Je ne peux pas imaginer écrire des scénarios qui passent par le prisme de la théorie, cela ferait de très mauvais films. Mais la société infuse, c’est évident. Mon héroïne est aussi un produit de ce qui se passe. Et puis j’ai une manière de vivre qui n’est pas dans la norme, depuis longtemps. J’ai toujours l’idée que le couple se réinvente et qu’il faut y réfléchir. La “chambre à soi”, comme l’écrivait Virginia Woolf, est une chose essentielle, qui paraît banale mais ne l’est pas du tout. La plupart des femmes ne se l’autorisent pas – et à Paris, c’est très compliqué. J’ai commencé la pratique artistique à 20 ans, j’en ai 44 aujourd’hui, et je peux constater à quel point #MeToo a tout changé. D’autres choses émergent également. J’ai une enfant de 12 ans, je vois beaucoup de jeunes filles venir chez moi. Elles sont dans une tendresse les unes envers les autres, une bienveillance qui n’existaient pas du tout dans ma génération. L’idée que la vraie modernité se joue dans l’empathie me fascine.

 

Comment se décide la mise en scène de vos films, à la fois très énergique et très précise ? Pour Anatomie d’une chute, tout était écrit.
En revanche, sur un tournage j’ai besoin de créer un climat spécial pour que les accidents arrivent, pour retrouver une forme de fraîcheur. Ici, j’ai essayé d’amener du mouvement avec la caméra, de salir les images. J’ai été très inspirée par un film de Richard Fleischer datant de 1968, L’Étrangleur de Boston, un pur chef-d’œuvre, spontané et bizarre, qui jongle beaucoup avec deux modes de filmage, l’un classique, l’autre violent. Les metteurs en scène que j’admire sont souvent des gens qui mélangent deux façons de tourner. Tout dogme et toute tentative de maîtrise absolue me dépriment. Je me suis un peu cassé la gueule sur Sibyl en voulant trop maîtriser les images. En revoyant le film, je l’ai trouvé trop posé. J’ai fait en sorte que le tournage d’Anatomie d’une chute soit très vivant, comme une expérience de laboratoire permanente.

 

Avez-vous le sentiment d’avoir bouclé un cycle ?

J’ai été assez loin. Maintenant j’aimerais filmer une sorte de journal, avoir la main sur la caméra au quotidien. L’un de mes deux projets va dans le sens de cette autonomie. Même si Anatomie d’une chute n’a pas coûté si cher, j’ai eu le sentiment d’un film lourd à manier. Il n’y avait pas ce côté “geste” que j’ai pu connaître avant. Je n’ai pas envie d’être sanctuarisée avec la Palme d’or, même si, en toute honnêteté, j’ai aussi un autre projet qui coûterait cher mais dont je n’ai pas le droit de parler. [Rires.]

 

Rien n’est écrit ?

Non. J’y pense depuis six mois. J’“habite” un peu avec les films avant de les coucher sur papier, et j’ai conscience du temps que cela prend. Pendant longtemps, j’ai eu peur d’Anatomie d’une chute. Je faisais des cauchemars, je n’avais pas envie de l’écrire, je le trouvais trop sombre.

Sandra Hüller in Anatomie d'une chute (2023) by Justine Triet © Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

"J’ai une obsession pour la jeunesse, que je n’ai jamais filmée." Justine Triet

 

Vous allez continuer à habiter Anatomie d’une chute pendant quelques mois, en le présentant à travers le monde.
Même si je suis ravie, ce n’est pas ce qui m’amuse le plus. J’ai du mal à savoir comment me comporter dans ce genre de situation. Ce n’est pas l’endroit du kif. Les gens qui me connaissent le savent bien, moi, j’aime la vie. Ce serait quoi, l’endroit du kif ? Il y a quelque chose que Vincent Macaigne m’a dit il y a longtemps, et que d’autres m’ont répété : quand tu n’es vraiment rien, quand tu n’as rien fait, toutes les transgressions sont envisageables. Après, tu es identifié,
c’est différent. Et moi, j’aime casser tout, recommencer, j’adore l’idée de réinvention de soi. À mes yeux, les films représentent une possibilité de se réinventer tout le temps. C’est profondément ce que je ressens. C’est pour cela qu’ils se cognent les uns contre les autres et ne sont jamais semblables.

 

Qu’est-ce qui nourrit votre créativité aujourd’hui ?
Les gens. Les gens que j’aime. Et dans la sphère artistique ? On peut avoir le sentiment d’un léger piétinement créatif, notamment dans le cinéma contemporain. J’ai une obsession pour la jeunesse, que je n’ai jamais filmée. Je suis très curieuse de voir comment les jeunes qui ont vécu le Covid et #MeToo vont traduire cela en images. Je suis sidérée par la manière dont les jeunes personnes peuvent être dans une ultra vulnérabilité et dans la reconnaissance des souffrances psychiques, ce qui n’était pas du tout un sujet à mon époque. Il y a un mélange d’ignorance, de grande lucidité, d’empathie. Je suis entourée de gens qui vont plus ou moins bien et j’ai envie de savoir qui sont les prochains cinéastes et écrivains qui prendront cela en main. J’attends la fille ou le garçon qui va arriver en disant : “Voilà ce qui se passe.

 

Anatomie d’une chute (2023) de Justine Triet, actuellement au cinéma.