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Numéro
31

Rencontre avec Giorgio Armani, maestro de la mode et cinéphile

Cinéma

Grand amoureux du 7e art, Giorgio Armani a collaboré très tôt avec ses meilleurs talents, habillant Richard Gere pour American Gigolo à l’aube des années 80, et définissant ainsi une nouvelle masculinité. Ami des plus grands acteurs et réalisateurs, mécène de cinéastes en herbe, le maestro revient ici sur son lien indéfectible avec le cinéma, qui sera célébré début septembre lors de la Mostra de Venise.

Giorgio Armani avec Isabelle Huppert © SGP

Rencontre avec with Giorgio Armani, maestro de la mode et cinéphile

 

Numéro : Quels sont vos premiers souvenirs de cinéma ?

Giorgio Armani : Mes plus lointains souvenirs de cinéma remontent à mon enfance : chaque dimanche, nous nous rendions au cinéma pour vivre des instants de rêverie et d’évasion absolue. Le premier film qui s’ancre dans ma mémoire est La corona di ferro [La Couronne de fer] de Blasetti : une histoire fantastique qui m’a envoûté par sa magie et sa représentation captivante à l’écran. Ce film a laissé une empreinte indélébile dans mon imaginaire, et sa magie continue de m’habiter encore aujourd’hui.

 

Parmi vos influences, vous avez souvent mentionné l’âge d’or hollywoodien. Quelle perception aviez-vous de ce glamour exacerbé, alors que vous grandissiez dans l’Italie d’après-guerre ? 

Grandir en Italie durant ces années tumultueuses de guerre a magnifié le glamour qui se dévoilait à l’écran, insaisissable, préservé de la poussière et des laideurs du quotidien. Un rêve tangible, à portée de nos yeux. Les divas et les étoiles du cinéma émergeaient avec une élégance et une sophistication inégalées, évoluant dans une réalité épargnée par les ravages de la destruction et de la peur. La façon dont chaque personnage était dépeint, son comportement et ses gestes, sa manière de s’habiller m’ont captivé de façon indélébile, influençant à jamais mon parcours.

 

Vous avez été également influencé par le cinéma néoréaliste italien : Le Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica, Ossessione [Les Amants diaboliques] de Luchino Visconti et Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini. Aviez-vous le sentiment que leurs personnages, qui luttent avec dignité contre leur condition miséreuse, étaient aussi élégants que les personnages hollywoodiens ? 

Le cinéma néoréaliste italien m’a profondément marqué, notamment grâce à la sincérité et à la dignité des personnages qu’il mettait en scène. Contrairement à l’idéalisation et au glamour du cinéma hollywoodien, l’élégance de ces protagonistes possédait un aspect tangible et authentique, qui résonnait avec les Italiens de cette époque. Ce cinéma m’a enseigné la valeur de la dignité : l’importance de s’habiller avec soin, même en période de grande pauvreté. Cela reflète ma propre expérience à la maison avec mes parents, et je considère que cette capacité à être élégant avec peu est une caractéristique profondément italienne.

 

En habillant le personnage de Richard Gere dans American Gigolo, vous avez participé à créer un moment culturel, un portrait puissant d’une nouvelle masculinité. À cet égard, vos créations jouent un rôle prépondérant dans le film. Aviez-vous le sentiment que vous étiez en train d’établir un nouveau repère ? 

Je suis convaincu que la distance historique nous offre la possibilité d’appréhender certains phénomènes avec une profondeur remarquable. Lorsque j’ai collaboré avec Paul Schrader sur le personnage de Richard Gere dans American Gigolo, je n’imaginais pas que nous façonnerions l’histoire, mais j’étais très enthousiaste de pouvoir faire porter mes créations par ce personnage audacieux, qui symbolisait alors la modernité de l’homme. Le temps a validé la permanence de cette modernité, et le récit cinématographique l’a intégrée dans l’imaginaire collectif, incarnant l’émergence d’une nouvelle masculinité.

Giorgio Armani et Paolo Sorrentino © SGP

Depuis lors, vous avez habillé des centaines de personnages de films. Martin Scorsese considère que vos vêtements font partie de l’esprit des années 90, qu’il voulait évoquer dans son film Le Loup de Wall Street. Vos créations masculines étaient alors déjà devenues des symboles de réussite sociale pour des personnes telles que le trader incarné par Leonardo DiCaprio dans le film. Avez-vous discuté de cette perspective quasi sociologique avec Martin Scorsese, à l’époque ? 

Travailler sur Le Loup de Wall Street m’a offert l’opportunité de réexaminer l’influence que j’ai pu exercer sur un moment historique singulier. Concevoir les costumes pour Leonardo DiCaprio sous la direction de Martin Scorsese m’a poussé à revisiter un aspect de mon travail à cette époque, que j’avais peut-être négligé : l’étroite connexion entre ma mode et des environnements marqués par un exercice du pouvoir qui s’accompagnait d’un certain manque de scrupules. Cet exercice, tout à la fois plaisant et stimulant, m’a rappelé combien la mode est intimement liée à l’époque historique et à la société dans laquelle elle prend racine. 

 

Quelle est votre relation avec Martin Scorsese, avec qui vous avez collaboré plusieurs fois ? 

Je partage une amitié et une estime profondes avec Martin Scorsese, tout en entretenant une collaboration artistique. Notre connexion s’est établie dès les premiers instants, lorsque nous avons travaillé ensemble sur un documentaire intitulé Made in Milan, mettant en lumière mon travail. J’ai un profond respect pour son génie narratif, sa capacité à raconter des histoires à travers les personnages, les lieux, voire les vêtements.

 

Comment avez-vous collaboré avec Ridley Scott sur le film Cartel ? 

Ridley Scott incarne l’une des grandes figures du cinéma contemporain, un maître de l’art narratif, qui explore avec brio divers genres, de la science-fiction aux films policiers. L’envoûtant Cartel fait partie de ces derniers, se déroulant dans l’univers des guerres entre les cartels de la drogue. Travailler à ses côtés fut une expérience captivante. La magie du cinéma réside dans l’interaction avec des personnalités uniques, chacune façonnant l’histoire selon sa vision précise.

 

 

“À notre époque où le changement de génération est souvent négligé dans de nombreux domaines, j’ai estimé qu’il était primordial d’encourager fortement l’innovation” Giorgio Armani

 

 

Vous avez souvent habillé Leonardo DiCaprio pour ses apparitions sur les tapis rouges, et il portait un de vos costumes quand il a obtenu l’Oscar pour son rôle dans The Revenant. Quelle est votre relation avec lui ?

J’entretiens une relation étroite avec Leonardo DiCaprio, que je connais depuis son enfance. Aujourd’hui, il est devenu un homme charmant et doté d’un humour captivant. Collaborer avec lui est une évidence, car il possède une compréhension innée de la relation entre le corps et les vêtements, un aspect essentiel, selon moi, pour savoir s’habiller.

 

Vous avez également souvent habillé Nicole Kidman, par exemple en 2022, pour son retour à la cérémonie des Oscars après plusieurs années d’absence. Que représentet-elle à vos yeux ? 

Pour moi, Nicole Kidman incarne un subtil mélange de grâce, d’élégance et de détermination. C’est une femme au fort caractère, qui a pourtant une apparence presque angélique, ce qui me fascine profondément. Elle projette sur le public une aura magnétique. 

 

Et qu’aimez-vous chez Cate Blanchett, égérie de votre maison, dont l’élégance rappelle celle des actrices de l’âge d’or hollywoodien ? 

Cate Blanchett est une créature presque lunaire. Elle est d’un autre monde, mais aussi extrêmement ancrée dans le réel, et c’est dans ce contraste que réside son charme éblouissant, sublimant chaque tenue qu’elle porte. Son glamour transcende les limites du temps.

Giorgio Armani et Cate Blanchett ©SGP

Au fil des années, que vous ont appris les acteurs avec qui vous avez pu échanger, au sujet du rapport entre les costumes et les personnages ? 

Tous les acteurs avec lesquels j’ai eu l’occasion de collaborer ont souligné l’importance capitale du vêtement dans la construction du personnage. Sur ce point, une unanimité se dégage clairement. Je tiens à ajouter que les vêtements jouent également un rôle déterminant dans la définition du personnage pour les gens ordinaires au quotidien : s’habiller revient à communiquer quelque chose aux autres, que ce soit sur grand écran ou dans la rue, car au fond, cela demeure essentiellement identique.

 

Dans A Most Violent Year, J.C. Chandor et la créatrice de costumes Kasia Walicka Maimone sont même allés jusqu’à choisir d’utiliser des pièces provenant de vos archives plutôt que de créer de nouveaux costumes, afin d’évoquer plus précisément le style des années 80 et 90. Avez-vous été surpris par ce choix ? 

Ce choix m’a surpris, mais il m’a surtout flatté, car l’idée d’utiliser des vêtements vintage provenant de mes archives permettait en effet de restituer l’atmosphère authentique de cette époque, sans altérations ni réinterprétations.

 

“La Mostra de Venise représente un des moments forts de la géographie et du calendrier annuel du cinéma. Y participer, c’est réaffirmer à quel point celui-ci compte dans mon imaginaire.” Giorgio Armani 

 

Vous avez lancé le programme Armani/ Laboratorio, une master class de cinéma. Pourquoi est-il important à vos yeux d’aider la nouvelle génération de réalisateurs ? 

À notre époque où le changement de génération est souvent négligé dans de nombreux domaines, j’ai estimé qu’il était primordial d’encourager fortement l’innovation, notamment dans l’univers du cinéma. Contrairement à d’autres écoles de cinéma, la coiffure et le maquillage sont inclus dans les programmes de cette master class. 

 

À quel point l’aura des stars, leur charisme et leur beauté font-ils à vos yeux la magie du cinéma ? 

La beauté et l’apparence jouent un rôle essentiel dans la magie du cinéma, mais il ne faut pas oublier qu’un film naît grâce à différents domaines de compétences qui s’entremêlent. Ainsi, le maquillage et la coiffure sont tout aussi indispensables. J’ai tenu à les inclure au sein de l’Armani/Laboratorio, qui doit être un espace dédié à l’expérimentation où les nouvelles générations peuvent explorer tous les aspects de la création cinématographique. 

 

Le premier court-métrage issu de l’Armani/ Laboratorio s’intitulait Una giacca [Une veste]. Quel était son propos ? 

Una giacca tisse des liens entre le passé et le présent de son récit, mêlant des souvenirs et des événements surgissant aujourd’hui. La veste est un élément vestimentaire inscrit dans l’histoire, sans être le sujet de celle-ci.

Les backstages du film Una Giacca by Armani / Laboratorio (2018)

Quels acteurs, réalisateurs ou producteurs font partie de vos amis personnels ? 

Martin Scorsese, Leonardo DiCaprio, George Clooney et Samuel L. Jackson sont sans aucun doute des amis. Et chez les actrices, Claudia Cardinale, Michelle Pfeiffer, Cate Blanchett et Sophia Loren. 

 

Avez-vous déjà été tenté de réaliser un film vous-même, et si oui, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? 

J’ai été tenté à maintes reprises de réaliser un film, mais je me suis dit qu’en réalité on peut dire que je présente déjà plusieurs films tous les ans, à travers mes défilés qui deviennent mes récits de mode, avec le même niveau d’engagement que le cinéma. Chacun devrait s’investir dans ce qu’il sait faire le mieux : dans mon cas, c’est la mode et tout ce qui l’entoure, des accessoires et bijoux aux parfums et au maquillage, un véritable art de vivre qui s’étend jusqu’au mobilier. 

 

Pour vous qui êtes un amoureux du cinéma, que représente l’événement qui aura lieu dans le cadre de la Mostra de Venise en septembre, pour célébrer votre engagement envers le 7e art ? 

La Mostra de Venise représente un des moments forts de la géographie et du calendrier annuel du cinéma. Y participer, c’est réaffirmer à quel point celui-ci compte dans mon imaginaire et combien ma créativité est enrichie par le 7e art.